Christophe Rieder 16 juil. 2018 12:18:21

Kodak : les leçons d'une faillite

Business Management & Entrepreneuriat

L’évolution technologique a su être profitable pour certains mais pas pour tout le monde. Kodak par exemple, dont le produit-phare est la pellicule argentique, n’a pas pu tirer profit de l’innovation et s’adapter au développement technique et technologique. La conclusion était prévisible, à savoir la faillite de l’entreprise. C’est le résultat de plusieurs faux-pas, la crainte de l’innovation et le manque de flexibilité et d’adaptabilité. Pour Kodak, le choix était simple : la déclaration de faillite conformément à l’alinéa 11 de la loi américaine, alors que d’autres ont choisi une option différente. C’est le cas notamment d’Isoflux qui a développé une technologie dans les labos même de Kodak pour prendre son élan. David Glocker, qui a créé Isoflux en 1993, a proposé le projet initialement à Kodak pour la commercialisation d’un procédé de revêtement qu’il avait mis en place, or le géant américain avait rejeté sa proposition.

Glocker avait soumis son idée à Kodak, mais en cas de réservation de la part de la compagnie, il se réservait le droit de s’y lancer à titre personnel. Et chose surprenante, Kodak lui a donné le feu vert pour travailler de façon indépendante sur le projet. Dès lors il a travaillé pendant son temps libre sur son idée et ce jusqu’à 1998, année où il a consacré tout son temps à son entreprise après avoir quitté Kodak. Depuis Isoflux a gagné en puissance, en comptant à son actif plusieurs brevets et innovations. L’entreprise qui est basée à Roschester propose des revêtements pour les produits 3D utilisés dans les mèches foreuses, les lentilles optiques et les appareils médicaux.

Cette innovation technologique est l’une des créations Kodak, qui a peiné à être commercialisée. En effet, la marque compte de nombreuses créations des plus innovantes à l’instar de l’appareil photo numérique qui a vu le jour en 1975 grâce à l’ingénieur Steven Sasson. Malheureusement c’est le numérique qui a mis fin au produit-phare de la marque, à savoir le film argentique, et a mis à genoux Kodak. En effet la marque américaine a du fermer treize usines et pas moins de 130 laboratoires depuis 2003. Elle a dû également se séparer de 47 000 collaborateurs, et aujourd’hui elle ne compte qu’un effectif réduit de 17 000 salariés au bout de 10 ans de marasme.

Avec les avancées technologiques qui ont émergé au cours des dernières années, certaines entreprises ont été prises au dépourvu et ont du mal à s’adapter. Alors que d’autres étaient plus flexibles et ont eu le flair pour apporter les changements nécessaires en vue de pouvoir assurer leur survie et leur développement. Malheureusement il y a une autre catégorie de structures qui ont vu venir la révolution technologique mais n’ont rien entrepris pour y faire face, et c’est le cas justement de Kodak. Le géant américain a eu comme recours la déclaration de faillite qui n’est autre que l’aboutissement normal d’une trentaine d’années de déclin. Elle a traîné pendant très longtemps un patrimoine ancestral qui est devenu un réel handicap avec l’émergence des nouvelles technologies.

Dans le cas de Kodak et à l’instar d’autres enseignes ancestrales dont l’histoire a été marquée par une longue série de succès, l’entreprise s’est trouvée embobinée par le confort de l’habitude et les vieux schémas enracinés et difficiles de s’en détacher. Le problème n’est pas associé à l’avancement technologique seulement mais aussi au manque de flexibilité de la stratégie commerciale de l’enseigne et son inaptitude à s’adapter à tous les changements. Il devient vital de s’adapter rapidement aux innovations, autrement de tels changements peuvent s’avérer fatals pour l’entreprise et ses perspectives d’avenir. Même en innovant en matière de technologie, il faut prévoir un accompagnement stratégique de toute la structure, autrement c’est le déclin. C’est ce qu’on peut retenir du cas de Kodak.

En revenant un peu en arrière, on peut voir que la situation était très différente pour la marque américaine. A sa création en 1880 par George Eastman, l’entreprise utilisait ses propres créations, à commencer par l’enrobeuse d’émulsion qui permettait de créer des plaques sèches pour les photos. Au cours du siècle suivant, Kodak a dominé le marché allant de la simple photographie jusqu’à l’industrie cinématographique. En 1981 l’entreprise réalisait un chiffre d’affaires de 10 milliards de dollars et une marge de 80% due principalement au pilier de son activité, à savoir les pellicules qui ont garanti un développement inédit de l’enseigne. D’ailleurs Léo Thomas, qui était directeur adjoint de la marque, a déclaré à Wall Street Journal, qu’il était difficile de réaliser une telle marge bénéficiaire de façon légale par un produit autre que la photographie en couleur.

Il paraît que la source de ce succès a condamné la marque au bout d’une vingtaine d’années. En effet le rendement et les résultats obtenus ont obnubilé les gérants qui ont craint d’introduire de nouvelles technologies pour ne pas affecter l’industrie de la pellicule. Kodak comptait dans ses labos, des scientifiques et des ingénieurs qui ont créé de nombreuses innovations parmi les plus importantes de nos jours. Mais la crainte de perdre les marges élevées réalisées à l’époque ont entravé l’avancement de la marque et ce sont les capteurs CCD, les rayons X numériques, etc. qui ont fini par avoir raison de Kodak.

Le géant américain ne manquait pas d’idées innovantes ni de créations, mais c’est la déconnexion totale entre les laboratoires et le management qui l’ont achevé. En 1983, Kodak a alloué cinq cents à la recherche et développement sur chaque dollar de pellicule vendue. Les ingénieurs se lançaient dans leurs créations, mais c’est le management qui décidait par la suite de lancer le produit sur le marché ou non. Il y avait un réel décalage entre l’innovation et la vision commerciale de l’enseigne. Et pourtant vers la fin des années 80, on a essayé d’aligner la recherche aux objectifs commerciaux. Mais on s’intéressait plus à la recherche tournée vers le produit que celle axée sur la technologie. Glocker qui faisait partie de la famille Kodak à l’époque se rappelle que son chef avait découvert une nouvelle technologie de revêtement, qu’il a présentée aux responsables managériaux. Hélas il a été reçu fraîchement et au bout de quelque temps, le financement accordé à la recherche dans les labos s’est tari. Quelques mois après, ces mêmes responsables ont amené un produit concurrent qui utilisait la même technologie qui a été rejetée initialement.

La création et l’orientation de la valeur

Avoir l’aptitude d’innover et de créer est bien mais pas suffisant, car il faut savoir orienter l’innovation. D’après Terwiesch, il faut savoir générer une solution novatrice pour répondre à un besoin donné.

La recherche d’innovation doit être bien orientée et pour Kodak, si l’entreprise avait décidé de se focaliser sur les besoins, elle aurait dû se préoccuper de trouver des solutions plus innovantes pour la prise et le stockage des photos. Par contre si elle se souciait de la solution, elle devait partir à la conquête de nouveaux marchés pour ses technologies de revêtements chimiques.

De son côté le principal concurrent de Kodak, à savoir le Nippon Fujifilm, a décidé de se pencher sur la solution et de ce fait il a migré sa technologie aux écrans LCD, aux médicaments et aux cosmétiques. Pour réussir dans tout domaine il faut s’identifier, définir son métier, comprendre le besoin ou la solution et mener la stratégie adaptée. Car il va sans dire que pour chaque stratégie, il convient de mobiliser les aptitudes et les moyens requis. Le développement des technologies n’est pas un challenge en soi, mais le vrai défi consiste à mettre en place le modèle d’entreprise qui soit apte à générer et à capter la valeur.

Pendant très longtemps, Kodak suivait le modèle de la lame de rasoir, c'est-à-dire de se focaliser sur les pellicules pour générer le plus gros du chiffre d’affaires, en délaissant les appareils photo. En décidant de basculer vers le numérique, c’était mal pensé et mal géré aussi, car les dirigeants ont décidé d’intégrer le digital au modèle archaïque qui existait dans la firme. On n’a pas pensé à booster les ventes des appareils photo mais on s’est contenté de miser sur les pellicules en supposant que les clients voudraient les stocker et les imprimer. Dans le domaine recherche & développement, Kodak était très en avance mais ce n’était pas le cas de son business model.

La peur de la cannibalisation de ses activités a entravé le développement de Kodak et l’a rendu inapte à mettre en place une stratégie tournée vers les besoins de sa clientèle. L’entreprise a choisi d’avancer avec le modèle existant déjà, restant dans sa zone de confort, en s’y confinant, adoptant implicitement la pensée inside-out qui n’est plus d’actualité. Ce choix lui a coûté cher car elle aurait dû évoluer avec les besoins des consommateurs pour assurer sa pérennité. La société a décidé de maintenir les pellicules au centre de son activité car elles généraient des marges bénéficiaires importantes et lui garantissaient des flux de trésorerie confortables au lieu de se mettre à l’écoute des attentes du marché. Malheureusement Kodak a manqué de vision en privilégiant le court terme sur le long terme. Elle aurait dû penser aux solutions susceptibles de résoudre les problèmes de ses clients, or ce n’était pas le cas. L’entreprise adoptait une culture insulaire, c’est la raison qui l’a empêché de prévoir un laboratoire indépendant dans la Silicon Valley, qui aurait pu aider à l’accélération des innovations dans le volet numérique, en puisant dans l’expertise et la culture caractérisant la zone. C’est tout le contraire qui s’est produit, Kodak s’est confiné dans l’environnement de Rochester en veillant à traiter ses difficultés de façon plus fermée. Un tel choix a été adopté par certains à l’intérieur de Kodak, mais il ne faisait pas l’unanimité.

Un besoin de changement se faisait ressentir chez certains collaborateurs qui ne pouvaient pas pour autant faire la différence. Les années 80 étaient marquées par une initiative entreprise par Kodak pour booster l’innovation et qui consistait à créer des petites structures dérivées. Contrairement aux entreprises de capital –risques qui émergeaient dans la Silicon Valley, à Rochester, les salariés se contentaient de travailler de 8h,à 17h sans plus, d’où l’échec de la démarche de Kodak.

L’investissement total dans le film photographique a rendu la firme dépendante de ce produit et il était difficile de s’en détacher. C’est ce qui a été confirmé par Robert Shanebrook qui a travaillé dans les labos de la compagnie Kodak entre 1969 et 2003, un des collaborateurs qui ont travaillé sur l’appareil photo utilisé par Neil Armstrong pour prendre les premiers clichés lunaires. Il a également collaboré sur un projet de photo électronique en employant des cristaux liquides, avant de se pencher en 1975 sur le film à émulsion noir et blanc. A ce moment la firme américaine n’était pas intéressée par les technologies numériques, et les décideurs ont même confirmé à Robert Shanebrook, qu’il serait difficile d’assurer le financement de ses projets. Ce qui souligne encore plus leur désintérêt total pour la photographie digitale.

Avec le temps, la politique de Kodak se trouve de plus en plus détournée de tout projet numérique et les ingénieurs se voient refuser le financement de leurs idées. Alors que l’entreprise perd d’importantes parts de marché, elle compte toujours sur l’importance des marges bénéficiaires réalisées et ne souhaite rien concéder, surtout que miser sur le digital à cette époque était non seulement risqué mais très onéreux. L’abandon de la pellicule correspondait au délaissement de la structure du capital de l’entreprise. Le métier de Kodak était centré sur les produits chimiques, alors que la fabrication d’appareils photo numériques relevait plus de l’électronique, or cette dernière branche n’est pas le domaine d’expertise de Kodak.

Ceci dit, la société américaine n’a pas ménagé ses efforts dans le domaine de la recherche numérique, contrairement à d’autres qui n’ont fait qu’assister passivement à l’évolution de l’imagerie digitale. Et c’est ce qui explique que Kodak détient de nos jours une parcelle importante de la propriété intellectuelle dans ce secteur.

Une entreprise recentrée

19 576 : c'est le nombre de brevets d’invention déposés par Kodak entre 1900 et 1999 avec à la clé 1000 brevets se rapportant à l’imagerie numérique. D’ailleurs la firme n’a pas hésité à recourir à la justice et à intenter un procès à Apple et RIM pour non-respect des droits de la technologie d’imagerie numérique pour la création de l’iPhone et le Blackberry. Elle souhaite vendre une partie de ses brevets pour entreprendre une profonde restructuration.

Kodak ne dispose pas à son actif que de brevets et d’actifs, mais aussi d’effectifs dont une part sont des retraités. Le total des personnes en retraite s’élève à pas moins de 38 000 personnes rien qu’aux Etats-Unis, auxquelles il faut verser des pensions et indemnités mais qui bénéficient aussi de prestations sociales. En effet, rien qu’en soins, la société engage annuellement quelque 200 millions de dollars. Et pour réduire ses frais sans réelle plus-value, Kodak vise les retraités et les dépenses qui leur sont allouées.

Un tel acheminement est le résultat prédictible d’une mauvaise gestion des ressources qui ont été générées pendant les années fastes, sans être investies convenablement dans l’acquisition des technologies qui faisaient défaut à l’entreprise. Cette dernière a certes investi dans des acquisitions, mais celles-ci ne lui ont pas apporté un réel avantage compétitif.  Peut-être que les choses auraient pu être différentes, si Kodak avait collaboré avec des fabricants de produits électroniques. Mais l’inertie de l’entreprise et son manque de réactivité ont précipité sa chute. Les systèmes qui ont constitué sa puissance sont devenus avec le temps des facteurs de rigidité qui ont entravé son développement.

En manquant son entrée dans le numérique, Kodak a commis son premier pêché mais ce ne fut pas le seul, car au summum de son développement la société a gagné en puissance pour devenir tentaculaire. Hélas à son déclin elle n’a pas su se centrer et se restructurer. Elle s’est perdue et ne savait plus si elle devait se focaliser sur la production ou se concentrer sur son activité de service. Même sa stratégie commerciale n’était pas claire. Devait-elle être orientée sur la consommation de masse ou adopter une approche B2B ? L’absence de stratégie claire a engendré une grande confusion même pour ses choix fusion-acquisition.

La firme a besoin d’urgence d’une rationalisation de ressources mais aussi de domaines d’intervention et d’activité. Elle opère dans différents secteurs et diverses spécialités, et doit se focaliser soit sur le consommateur soit sur un segment ou des divisions bien précises pour rattraper ses bévues et rassembler ses forces.

Le numérique a mis Kodak dans une position réactive, la preuve est que la compagnie a entrepris de nombreuses actions de réorganisation et a même changé son PDG à plusieurs reprises. Evidemment de tels chamboulements qui surviennent de façon récurrente, entravent la mise en place de toute stratégie sur le long terme. Si Kodak souhaite sortir de ce marasme, elle n’a d’autre choix que de définir une activité claire avec des objectifs bien définis. Elle doit se spécialiser sur une parcelle de sa chaîne de valeur au lieu de disperser ses efforts un peu partout, car il est évident qu’on ne peut exceller en tout. Il serait temps pour la société de revêtir l’habit de start-up pour rebondir. On peut citer là l’exemple d’Isoflux qui a connu un développement immense, mais qui reste consciente de l’émergence de nouvelles start-up avec des technologies très innovantes. L’entreprise est en train d’explorer la possibilité d’investir dans ces technologies, même si ceci peut entraîner l’inutilisation de sa propre technologie et l’acquisition des innovations d’autrui pour apprendre à les maîtriser. Les clients ne se soucient que peu de la technologie utilisée du moment qu’elle leur facilite la vie. Il serait temps pour Kodak de s’inspirer de ce modèle.

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Christophe Rieder

Titulaire d'un Master of Science HES-SO in Business Administration obtenu à HEG-Fribourg et du Diplôme fédéral d'Enseignant de la formation professionnelle, Christophe Rieder est le Fondateur et Directeur de l'institut de formation professionnelle en ligne BetterStudy. Christophe est aussi Maître d'enseignement en gestion d'entreprise à l'Ecole supérieure de commerce. Avant de se réorienter dans le domaine de la formation, Christophe a travaillé 4 ans dans la gestion de fortune à Genève. Pendant son temps libre, Christophe fait de la guitare et joue aux échecs, il aime aussi voyager.